Le PTSD, post traumatic stress disorder. il faut l'avoir vécu ou avoir contribué à l'avoir soigné chez les autres pour le comprendre. Il peut tuer vite, brutalement ou à petit feux. Quand il est là, il s'agrippe. Exemple, une consultation à Saigon, centre ville.
Saigon. Plein centre. Chaleur et embouteillages. Quand il rentre dans mon bureau, il a ses écouteurs couleur blanche crasseuse collés aux oreilles. Il m’avait prévenu, pas d’attente, une consultation rapide, et pas question de lui couper la parole. Il veut bien voir un prof de droit mais si c’est pour théoriser, il fout le camp immédiatement. Son corps amaigri flotte dans un costume noir limé. Sa mère, furtive, le visage marqué par les chagrins de la vie, s’assoit en me fixant d’un air gentil. Je ferme la fenêtre, interrompant le bruit sourd du trafic de motos de la rue surchauffée. J’ai voulu faire de mon cabinet un caisson hyperbare. Mais à la fois étanche et perméable. Loin et proche. De proximité sans promiscuité. Un sanctuaire où les douleurs exprimées ou non, visibles ou invisibles, fusent. Où on implore l’aide de la loi. Où celle-ci devient sacrée car inconnue, attendue, redoutée, inaudible, illisible. Un lieu de pouvoirs. Presque un lieu mystique. Un service d’urgences. Pour éviter le pire. Pour que la cible ne devienne pas sniper ou kamikaze.
Plusieurs bouquets de fleurs multicolores livrés chaque matin, décorent le bureau. Des maquettes d’avions prêts à décoller sur la bibliothèque symbolisent le mouvement. Tout penche vers le futur. Mais parfois, cela ne change rien. Cela accentue même les contrastes avec ces clients cabossés par la vie, acidifiés par le destin, noyés dans une mélasse judiciaire où leur vie devient un simple code informatique.
La maman en longue robe violette, avec un chignon, se crispe. Les joues creuses légèrement maquillées. C’est elle qui démarre.
– Mon fils a besoin de vous.
D’un geste de la main, j’invite l’homme à s’exprimer. Il enlève ses écouteurs. Son regard tournoie dans la pièce.
– Je ne veux pas un avocat français, je veux un avocat américain.
La maman croise les bras. Lève les yeux au plafond.
Je réponds tranquillement :
– D’accord, mais alors pourquoi se voit-on ? Au fait, j’aimerais que vous vous présentiez.
L’homme répond froidement.
– Je m’appelle nobody.
La maman enlève sa bague en or et la tourne dans tous les sens. Elle explique d’un air fébrile :
– Mon fils, Marc, ne va pas bien. Il a perdu la garde de son enfant à Paris le mois dernier. Le juge ne lui a même pas accordé un droit de visite.
Je regarde l’homme sans le dévisager. Peut-être 30 ans. Un Lai, c’est-à-dire un Eurasien, moitié vietnamien, moitié français. Une culture de télescopage. Pas aisé de s’orienter dans les deux mondes. La maman, elle, est vietnamienne. J’ai un certain don pour identifier les origines asiatiques. Je fais même des paris dans ma tête. Je me trompe rarement. Mais là, la facilité est criante, le patronyme est vietnamien.
– C’est le sujet de cette consultation ? On peut étudier à nouveau votre dossier et voir si on peut améliorer cette situation. Quel âge a votre enfant ?
L’homme balaie de la main droite l’espace devant lui. Son bras gauche semble atrophié. Il hurle presque :
– Elle a raison, mon ex. Un droit de visite et d’hébergement n’est pas possible, je débloque trop. Je ne peux pas garder le petit, il a 5 ans, il se rend compte que je n’ai pas des réactions normales.
L’homme scrute sa mère.
– Vas-y, explique lui, toi, moi je mélange tout. Je sors fumer une clope !
La maman souffle, se lève, tire sur sa robe, se rassoit. Elle attend que son fils sorte. Puis elle chuchote d’une voix qu’elle essaie de rendre intelligible :
– Mon fils était soldat français en Afghanistan. Son véhicule a sauté sur une mine. Il a été blessé à la tête et depuis qu’ll est rentré à la maison, rien ne va plus. Sa compagne l’a quitté. Et.. et….
Elle se mord les lèvres. Se retourne pour voir si son fils n’est pas dans son dos.
– Nous sommes revenus à Saigon car Marc se sent mieux ici, il se sent rassuré avec ses oncles et ses tantes. Moins d’alcool et de cannabis qu’en France, moins de mauvaises fréquentations…
– Pourquoi votre fils veut-il un avocat américain ?
– Parce que vos consoeurs au tribunal de Paris se sont querellées comme des poissonnières, c’est indescriptible, tout est fait d’avance avec le juge. C’est ça votre métier ? Ce n’est pas vous que je critique, mais je ne comprends rien à la procédure.
Je laisse le silence s’installer. La maman règle ses comptes en fonction de ce qu’elle a vu, perçu, entendu, compris, imaginé. Classique. Elle a le droit. Je suis son interlocuteur, le symbole, le réceptacle, l’enclume, celui qui doit paraître assumer ce dont je ne suis pas responsable.
– Madame, quelle mission voulez-vous confier à un avocat américain ?
Marc revient alors dans le bureau. Il répond à la volée :
– Attaquer le gouvernement français ! On n’avait pas de blindage suffisant. Ils nous ont envoyé à la mort !
L’atmosphère devient pesante. Il ne faut pas perdre le contrôle de la situation. Eviter le débordement émotionnel. Se montrer analytique et faire preuve d’empathie, de compassion. Marc est un blessé de guerre. Avec tous les traumatismes en rapport. Il est plaies et souffrances. Comment appliquer, immiscer, ingérer le droit et quel droit dans une histoire comme celle-ci ?
– Sur le plan médical, comment vous sentez-vous ?
Marc avale sa salive. Il tient sa cigarette éteinte entre deux doigts convulsifs. Il crache les mots plus qu’il ne les prononce.
– Je mets ma musique à fond mais j’entends toujours les explosions et les cris. Personne n’a réussi à me les enlever de la tête.
– Je suppose que vous avez consulté des médecins spécialistes.
– A part me bourrer de médicaments qui me font perdre la mémoire, ils ne font rien pour moi. Je veux garder ma mémoire mais je veux faire partir ces putains de souvenirs d’explosion et de cris. Ce n’est pas compliqué ce que je demande.
– Si, Marc, justement, c’est compliqué.
Probablement s’attendait-il à entendre cette phrase. Il hoche la tête comme s’il était d’accord.
– Marc, attaquer le gouvernement français ne changera pas vos souffrances.
Il se tord sur sa chaise.
– Ouais, mais je ne peux pas rester sans rien faire. Je dérouille, Maître, je dérouille trop !
Je reprends le plus calmement possible pour compenser son agitation :
– Faire quelque chose d’utile, c’est consulter des spécialistes du stress post-traumatique et aller dans une structure spécialisée.
La maman lève le doigt comme à l’école pour reprendre la parole.
– J’ai tout lu sur le stress post-traumatique. On a consulté plein de médecins, il faut attendre, il faut patienter mais Marc est terrifié chaque nuit, il ne dort pas, il fait cauchemar sur cauchemar, il ne mange rien, il fume de plus en plus. Il va mal finir, je le sens. Il veut avaler du cyanure.
– La maman sanglote. Son visage s’est ridé.
Marc murmure :
– Calme-toi maman, calme-toi. Tu vois bien que je suis devenu un fardeau mais je vais m’en sortir, tu vas voir, je vais m’en sortir !
A ce moment précis de la consultation, il est temps de proposer quelque chose de concret. De novateur dans une existence où pensées intrusives et désespoir culminent. C’est peut-être illusoire, mais faire quelques pas en avant est nécessaire. Alors je reprends l’idée de Marc.
– Marc, je connais un avocat américain installé à Saigon. Il s’appelle Malcom. Il parle bien français, il n’y a aucune difficulté à organiser un rendez-vous. Il vous expliquera ce qu’il pense de votre affaire. C’est bien ce que vous désirez ? Qu’un avocat américain vous aide.
Marc murmure plus qu’il ne parle.
– Ouais ! Mais je veux que vous soyez présent à ce rendez-vous. J’ai lu ce que vous avez écrit, vous connaissez l’histoire de la guerre du Vietnam et tous les problèmes des mecs qui l’ont fait ! Alors vous allez comprendre ce que je vis. Parce que personne ne pige, personne. Merde ! Vous, vous êtes un prof ! Si des mecs comme vous ne savent pas quoi faire, qui peut m’aider ?
Très classique aussi. Le client vérifie avant de venir ce que vous avez fait et écrit. Parfois, il vous en parle. Parfois, il vous le reproche. Parfois, il vous transforme en héros. Souvent, il vous associe à son malheur.
Ce que dit Marc lui sort des tripes, il est sincère. Il ne surjoue rien. Il ne joue même pas. Il marche sur la lave. Il se consume de douleur.
Je téléphone immédiatement en présence de Marc et sa mère, à Malcom. Je lui expose en quelques minutes le problème. Malcom, avec sa voix de stentor et son accent texan, est d’accord pour un rendez-vous au plus vite en ma présence.
– Vous savez, Marc, attaquer le gouvernement et l’armée française…
– Vous baissez les bras ?
Marc me jauge.
L’air provocateur et outré.
Il transpire.
– Marc, cette idée n’est pas la mienne. Malcom vous expliquera sa position. Il a défendu beaucoup de vétérans américains de la guerre du Vietnam et de bien d’autres guerres aux quatre coins du monde. Attaquer l’Etat français exige un dossier solide, avec toutes les preuves, une expertise médicale complète sur tous vos maux avec des tas de spécialistes et vous en aurez pour des années de procédure.
Marc allume une cigarette, replongé dans son monde intérieur.
Il est temps de conclure la consultation. Je sens qu’il est inutile de la poursuivre. L’essentiel a été dit. Je m’adresse à la maman avec la plus grande considération, la voyant se liquéfier.
– Madame, vous avez mes coordonnées, tenez-moi au courant de l’évolution. Je reste à votre disposition.
Une formule consacrée. De politesse. De résignation. De conclusion. De finitude. Je déteste cette formule.
Soudain, Marc se lève, gesticule, et pointe son index gauche vers moi. Je vois que son bras gauche fonctionne bien contrairement à mes premières craintes.
– Je vais écrire un livre ! Je vais expliquer comment j’ai achevé d’une rafale dans le cœur mon meilleur copain qui brûlait dans le camion ! Comment il m’a imploré. N’oubliez pas, Maître, je m’appelle Marc comme Marc Lévy !
La maman se lève, réajuste la veste de son fils, frotte le col pour chasser les pellicules et le pousse légèrement devant elle. Tous deux quittent mon bureau en me souriant et en faisant un signe de tête pour me remercier.
Marc me souffle avant de disparaître :
– Vous allez m’aider à revoir mon petit garçon ?
– Oui. Je vous appelle pour vous dire quand Malcom est disponible.
Ils savent que la partie n’est pas gagnée.
Que le calvaire va continuer.
A Malcom de jouer mais le jeu est périlleux. On n’est pas dans un roman de Marc Lévy, mais sur un champ de bataille, où le souffle de l’explosion, interminable, empêche d’écrire l’histoire de Marc le blessé.
Le rendez-vous au cabinet de Malcom ne se passe pas si mal. Marc est calme et attentif. Impressionné. Je mets en place la coordination avec un cabinet d’avocat parisien, motivé et motivant.
La procédure semble interminable à Marc.
Mais elle le tient en vie.
Le Post Traumatic Stress Disorder est impalpable, c’est un fantôme qui hante l’esprit. Rien n’est gagné d’avance mais rien n’est perdu d’avance.
Marc a fait deux tentatives de suicide depuis le rendez-vous chez Malcom. Il est toujours à Saigon, entouré par sa famille.
A suivre.