Le droit et les armes chimiques. Par Vincent Ricouleau, Professeur de droit.

Les armes chimiques. Un péril connu mais probablement sous-estimé. Qu'en est-il de l'OIAC ? Avant d'étudier l'OIAC, regardons certains cas de contamination provoqués par les services secrets puis constatons l'évolution du droit, que certains Etats foulent allègrement.

Le monde est plus intéressé par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) que par l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). Mais le travail reste le même au fond. Se prémunir de l’utilisation de ces armes et éviter leur prolifération. L’OIAC fait face à l’utilisation des armes chimiques par les services secrets, à leur militarisation, aux différents types de terrorisme, sans que le droit ne s’impose réellement à des Etats tout-puissants.

On connaît le danger extrême des neurotoxiques. Il suffit de passer en revue quelques cas qui ont fait la une de l’actualité et qui ont été assez vite oubliés.

Ainsi, les membres de la secte japonaise Aum Shinrikyo ont commis des attentats au gaz sarin le 27 juin 1994 sur un parking et le 20 mars 1995 dans cinq rames bondées de Tokyo.

Vil Mirzayanov

Quant aux agents Novitchok, ils ont été décrits pour la première fois par Vil Mirzayanov en octobre 1995. Ils restent une hantise pour tous ceux chargés de combattre l’utilisation des armes chimiques.

Le 4 aout 1995, à 46 ans, l’homme d’affaires Ivan Kivelidi a été la première victime par empoisonnement au Novitchok. Deux jours après son assistante Zara Ismaïlova. La substance provenait d’un laboratoire ayant notamment comme clients les services secrets russes.

Alexandre Litvinenko, ex-membre du FSB, dissident réfugié à Londres, est contaminé par le polonium 210. Il décède le 23 novembre 2006.

Le 13 février 2017, Kim Jong-nam, à l’âge de 45 ans, demi-frère du président de la Corée du Nord Kim Jong-un, décède en quelques minutes, en plein aéroport de Kuala Lumpur, victime d’une agression à l’agent neurotoxique VX.

Sergei Skripal et sa fille Yulia, le 4 mars 2018, à Salisbury, en Angleterre, échappent par miracle à la mort, après avoir été contaminés par le Novitchok. Les spécialistes du laboratoire militaire de Porton Down sont catégoriques. Dans une véritable passe d’armes à l’ONU, le représentant russe auprès de l’OIAC, Alexander Choulgine, rejette les accusations de Londres. Une expulsion croisée de 300 diplomates suit à la suite d’une crise diplomatique gigantesque mais qui ne semble pas effrayer la Russie, criant à la conspiration. Confirmation de la nature du produit par les experts de l’OIAC.

La première initiative internationale pour limiter l’utilisation des armes chimiques date des conventions de La Haye de 1899 et 1907. Ces textes prohibent l’utilisation de certaines munitions disséminant des gaz toxiques. Olivier Lepick dans son livre "La grande guerre chimique 1914-1918" nous explique l’utilisation des armes chimiques et leurs conséquences, notamment le chlore et le gaz moutarde.

La Première Guerre mondiale est une terrible prise de conscience de devoir édicter sans tarder des règles internationales sur l’utilisation de ces armes de destruction massives, tuant, paralysant, handicapant, les combattants mais aussi les civils exposés.

Le Protocole concernant la prohibition d’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques, est signé le 17 juin 1925 à Genève, dans le cadre d’une conférence internationale sur le commerce des armes.

Ce protocole est un traité multilatéral interdisant l’emploi d’armes chimiques et biologiques. Il entre en vigueur le 8 février 1928. Le gouvernement français en est le dépositaire. Le Protocole interdit l’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires, ainsi que de tous liquides, matières ou procédés analogues, et de moyens de guerre bactériologiques.

Néanmoins, il n’interdit pas la mise au point ni la possession de produits chimiques toxiques et d’armes, ni leur utilisation dans des situations autres que de guerre. Au moment de leur adhésion, certains États émettent des réserves afin de se donner le droit de répondre avec des armes chimiques contre toute attaque chimique lancée contre eux ou contre des pays non membres du Protocole.

Le problème est que le Protocole de Genève ne prévoit aucun mécanisme international de vérification. Il est donc resté à l’état de principe. Certaines résolutions, adoptées par l’Assemblée générale des Nations Unies, confèrent au Secrétaire général de l’ONU la possibilité d’ordonner des enquêtes en cas d’allégations de non-respect du protocole. On connaît néanmoins les multiples blocages au sein de l’ONU et le manque d’efficacité des résolutions compte tenu de la souveraineté proclamée des États.

Les armes chimiques demeurent une menace constante, malgré les textes en vigueur. Elles ont été utilisées dans le conflit entre l’Iran et l’Iraq (1980-1988). Saddam Hussein a utilisé aussi l’arme chimique contre les Kurdes à Hababja le 16 mars 1988. Le gouvernement syrien a bombardé avec des gaz la banlieue de Damas le 21 aout 2013. Le risque est permanent.

Mais quels moyens dissuasifs peut-on employer pour empêcher de tels massacres ? De quel régime juridique international dépendent les armes chimiques ?

La Convention sur l’interdiction de la mise au point de la fabrication du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction, est ouverte à la signature, à partir du 13 janvier 1993. La Convention entre en vigueur en avril 1997. Elle se compose d’un préambule, de 24 articles et de trois annexes, une annexe sur les produits chimiques, une annexe sur la vérification, et une annexe sur la confidentialité. Son directeur est l’espagnol Fernando Arias, diplomate de profession.

Cette convention est un traité multilatéral interdisant totalement l’utilisation, le développement, l’achat et le stockage d’armes chimiques considérées comme des armes de destruction massive.

Cette convention prévoit la vérification de la destruction des armes chimiques tout comme l’inspection des installations de l’industrie.

Le processus de vérification est sous l’égide de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), organisation qui a reçu le prix Nobel en octobre 2013.

Les produits toxiques doivent servir exclusivement à des fins non interdites par la Convention. Celle-ci prévoit une assistance et une protection destinées aux États parties menacés ou attaqués par des armes chimiques.

Toutefois, certains États signataires de la Convention sont soupçonnés de développer des programmes spécifiques de guerre chimique. Personne n’est dupe.

Seuls trois pays n’ont pas signé cette Convention, la Corée du Nord, l’Égypte, et le Soudan du Sud. Israël l’a signée sans la ratifier.

Revenons sur certains cas pour mieux illustrer les enjeux.

Par exemple, qu’est-ce que le neurotoxique ayant servi à tuer Kim Jong nam ?

Le VX figure dans l’Annexe sur les produits chimiques de la Convention, dans le tableau 1, sous-tableau A. Le VX, inventé dans un centre de recherche anglais en 1952, est un agent neurotoxique innervant mortel. Les symptômes et le mode d’absorption sont les mêmes que pour le sarin, l’inhalation et le contact cutané. Dans le cas de Kim Jong nam, la vidéo diffusée par une télévision japonaise montre une inhalation et un contact cutané.

Le VX peut se répandre dans l’air et dans l’eau. La dose létale est dix fois inférieure à celle du sarin. Le VX n’existe pas sous forme gazeuse. Le principal antidote est l’atropine. Les militaires, soumis à une menace chimique, disposent d’AIBC, d’auto-injecteur Bi-Compartiment de 2 mg. Sans antidote, la victime meurt après une paralysie des muscles respiratoires et cardiaques.

De très nombreuses armes chimiques, tels les agents suffocants, les agents vésicants, les agents hémotoxiques, existent. C’est la course à l’efficacité. C’est dans cet objectif que la Russie a mis au point un agent neurotoxique plus puissant que le VX, le fameux Novitchok, dont certaines formules, puisqu’il y en a beaucoup, seraient cinq fois plus mortelles que le VX.

Si le commanditaire de l’assassinat de Kim Jong nam est la Corée du Nord, la question est de savoir si celle-ci, non signataire de la Convention, détient des stocks. Ou bien très vite identifier sa filière d’approvisionnement pour ne pas laisser de potentiels terroristes s’en emparer. Cet assassinat démontre qu’un attentat à l’arme chimique est possible, dans un lieu public, comme un aéroport international, à tout moment.

Il peut s’agir aussi d’une opération d’élimination spécifique, unique, pour dissuader les autres membres de l’entourage du dictateur coréen de trahir le régime.

Nous serions alors proches d’un assassinat comme celui du dissident bulgare Georgi Markov en 1978 avec le fameux parapluie à capsule de ricine ou des dissidents russes ex-membres du KGB-FSB-GRU comme celui de Alexandre Litvinenko en 2006, réfugié à Londres, empoisonné aux sushis au polonium, exemple parmi d’autres exposés plus haut.

La crise politique et diplomatique entre la Malaisie et la Corée du Nord ne facilite pas l’enquête criminelle. La ligue des avocats du Vietnam a proposé de défendre pro bono la ressortissante vietnamienne ayant participé à l’assassinat, criant son innocence. Elle risquait la peine de mort par pendaison. Elle a pu être disculpée et rejoindre le Vietnam. L’affaire reste pendante et probablement le restera pour des raisons politiques. L’application du droit reste, là encore, un échec retentissant.

Revenons sur le cas de Alexandre Litvinenko dont l’épouse a saisi la Cour européenne des droits de l’homme. La CEDH a jugé, dans son arrêt du 21 septembre 2021, la Russie responsable de l’assassinat du dissident Alexandre Litvinenko, ex-membre du KGB et du FSB.

Empoisonné au polonium 210 à Londres, il décède le 23 novembre 2006. Avec bien sûr une opinion dissidente de Dmitry Dedov (Russie), la Cour retient que les agents du FSB, identifiés, Andrey Lugovoy et Dmitriy Kovtun ont bien agi sur instructions du FSB. Il est établi que le décès est dû à un syndrome d’irradiation aiguë causé par de très fortes concentrations de polonium 210 entrées dans le corps après ingestion d’un composé soluble.

La Cour condamne la Russie à verser à la requérante 100 000 euros pour préjudice moral et 22 500 euros pour frais et dépens. Elle rejette par ailleurs la demande de "dommages et intérêts punitifs" formulée par la requérante.

Le 9 octobre 2019 le Conseil exécutif de l’OIAC étudie une proposition de la Russie, plaçant les Novitchok sous le régime de vérification du traité. Cynisme ou réelle volonté d’avancer ? Serait ajoutée au traité une classe d’armes potentielles (carbamates, anti-acétylcholinestérase, ou neurotoxiques de quatrième génération). Une proposition identique émane des États-Unis, du Canada et des Pays-Bas. Un accord est par conséquent trouvé en faveur de son interdiction, en novembre 2019.

La liste des armes chimiques interdites dans le monde (depuis l’entrée en vigueur de la CIAC en 1997) connaît sa première mise à jour !

Lors de sa vingt-quatrième session, du 25 au 29 novembre 2019, l’OIAC modifie donc le tableau 1 de l’annexe sur les produits chimiques de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques. aux paragraphes 4 et 5 de l’Article XV. Elle décide conformément à l’alinéa e) du paragraphe 5 de l’Article XV de la Convention, que la proposition présentée par la Fédération de Russie, visant à ajouter des produits chimiques toxiques à la partie A du tableau 1 de l’Annexe sur les produits chimiques de la Convention, remplit les conditions fixées au paragraphe 4 de l’Article XV de la Convention, ainsi que les critères définis dans les Principes directeurs pour le tableau 1 figurant dans la section A de l’Annexe sur les produits chimiques.

Mais qu’en est-il de l’effectivité de l’adoption de telles mesures ? Ces dernières n’empêcheront nullement les services secrets russes ou nord-coréens, ou autres, d’’éliminer des opposants.

Autre problématique, comment parer à une attaque, à un attentat en France ?

Personne ne peut réellement répondre.

Rappelons juste l’arrêté du 14 novembre 2015, signé par le professeur d’anesthésie-réanimation, Benoit Vallet, à l’époque directeur général de la santé (actuellement directeur général de l’Anses). Dans cet arrêté, la direction générale de la santé autorise la pharmacie centrale des armées à approvisionner le SAMU en sulfate d’atropine, considérant les risques terroristes inhérents à l’organisation de la 21 e conférence des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique de 2015 (COP21/CMP11) du 30 novembre au 11 décembre 2015.

Toutefois, l’arrêté du 3 janvier 2018 portant abrogation de divers arrêtés pris sur le fondement de l’article L3131-1 du Code de la santé publique, a abrogé les cinq articles de l’arrêté de 2015. Le SAMU était destinataire des doses d’atropine, tout comme les sapeurs-pompiers (voir question parlementaire sur le sujet des pompiers, démontrant qu’il y avait doute). Mais qu’en est-il actuellement, concernant la fourniture d’atropine dans un contexte de pénurie de produits pharmacologiques ?

En conclusion très provisoire, rien n’est impossible en matière d’utilisation d’armes chimiques dans un monde où le droit international est réduit à des invectives et à des opérations militaires tournant à des carnages. Les lieux de production ne sont pas des cibles à bombarder. Reste la solution diplomatique, très longue et incertaine. En tout cas, ce problème des armes chimiques dépasse la sphère purement militaire et devrait être remis à l’ordre du jour. Là, encore, il est question d’inspection et donc de prévention. Les laboratoires secrets pullulent. Les stocks sont disséminés. Tout reste donc à faire. Le monde est au pied du mur, le droit international continue d’être foulé.

A suivre.

Bibliographie indicative.

Mirzayanov Vil. "Dismantling the Soviet/Russian Chemical Weapons Complex : An Insider’s View". Global Proliferation of Weapons of Mass Destruction : Hearings Before the Permanent Subcommittee on Investigations of the Committee on Governmental Affairs. 1995. 104e congrès, p. 393-405.
Tucker B. Jonathan. War of Nerves. 2006
Steindl David et autres. Novichok nerve agent poisoning. The Lancet. 16 janvier 2021.
Castelvecchi Davide. Chemicals used in poisoning of former Russian spy among latest additions to the Chemical Weapons Convention. Nature. 28 novembre 2019.
Décision portant modifications du tableau 1 de l’annexe sur les produits chimiques de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques. 27 novembre 2019.
Note du secrétariat technique des orientations à l’intention des Etats parties sur les obligations en matière de déclaration et les inspections au titre de l’article VI fournies à la suite de l’entrée en vigueur des modifications du tableau 1 de l’annexe sur les produits chimiques de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques (Additif). (20 mai 2020)
Outil en ligne mis à disposition des Etats parties sur le site de l’OIAC (Handbook on Chemicals Online Tool), depuis 2024, pour faciliter l’identification de produits chimiques listés à la CIAC (recherche par numéro CAS, nom, etc.).

Droit, histoire, géopolitique en Asie et ailleurs

Par Vincent RICOULEAU

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